Les néologismes sont une boussole pour l’avenir
Post-humain, infobésité, grossophobie, écolabélisé, vapoteuse, désamicaliser, climatosceptique, ubériser, gérontotechnologies, divulgâcher, bore-out, antispécisme, charge mentale, post-vérité, collapsologie… Ce foisonnement de néologismes permet de toucher du doigt les incroyables révolutions en cours. Mais plus encore, ils ont le pouvoir de créer le monde que nous souhaitons voir advenir.
Les mots révèlent notre vision du monde
Apparu en 1735, le terme néologisme jouit à l’origine d’une mauvaise image.
Dans L’Encyclopédie, le grammairien Beauzée le définit comme suit : “L’affection de certaines personnes à se servir d’expressions nouvelles et éloignées de celles que l’usage autorise.”
Le néologisme apparaît ainsi comme une transgression.
Puis, il ajoute que “le néologisme ne consiste pas seulement à introduire dans le langage des mots nouveaux qui y sont inutiles ; c’est le tour affecté des phrases, c’est la jonction téméraire des mots, c’est la bizarrerie des figures qui caractérisent surtout le néologisme.”
La création de nouveaux mots ne serait qu’une activité insignifiante et anecdotique.
Pourtant, nous ne cessons d’inventer et d’adopter de nouveaux mots dans notre langage courant. Cette fertilité linguistique est même une nécessité pour nommer de nouvelles réalités qui font irruption.
Et, si cela ne date pas d’hier, force est de constater que la tendance s’accélère. Alors que l’édition du Larousse de 1871 répertoriait 35 000 mots, celle d’aujourd’hui en compte pas moins de 63 000.
Cette augmentation révèle à quel point notre langue est vivante… et à quel point notre monde change !
Pierre Larousse considérait d’ailleurs son dictionnaire comme un daguerréotype (un appareil photographique du XIXe siècle), capable d’enregistrer la langue et la société.
Par exemple, quand les marins du XVIe siècle ont découvert l’Amérique, des néologismes se sont imposés d’eux-mêmes, comme celui d’abricotier ou de caïman (un mot qui date de 1588).
Or, Les mots n’accompagnent pas simplement la marche du monde. Ils ont également le pouvoir de l’anticiper. Il s’agit alors d’observer l’intensité avec laquelle ces néologismes voient le jour. Plus les variations sont fortes, plus l’utilisation du néologisme est grande et plus la réalité auquel il se réfère prend vie avec force.
C’est ainsi que le linguiste Bernard Cerquiglini affirme que “c’est dans le vocabulaire qu’un mouvement, parfois, s’amorce. Le néologisme est alors un signe avant-coureur et le dictionnaire, un sismographe.”
“C’est dans le vocabulaire qu’un mouvement, parfois, s’amorce. Le néologisme est alors un signe avant-coureur et le dictionnaire, un sismographe.”
— Bernard Cerquiglini
Les mots transforment notre manière d’appréhender le monde
Cette leçon est essentielle car pour les contemporains d’une époque, le défi est toujours le même : comment décrire le monde qui vient ?
Justement, la création d’un mot a le pouvoir de faire advenir une nouvelle réalité. Le néologisme ouvre une nouvelle porte sur le monde, une porte qui était jusqu’alors invisible. Tout néologisme revêt ainsi une puissance démiurgique.
C’est ainsi qu’au tournant du XIXe siècle, alors que la monarchie vit ses dernières heures, de nouveaux mots font leur apparition : département, civisme ou encore amendement.
Aujourd’hui entrés dans notre langage courant, ils ont permis la création d’un nouveau monde, organisé différemment et régi par de nouvelles règles. C’est pourquoi la multiplication actuelle de néologismes aux connotations anxiogènes, voire angoissantes, n’est pas sans conséquences.
Les mots influencent nos perceptions du monde et, par conséquent, la réalité elle-même.
Selon les mots que nous employons, le monde qui se dresse devant nous change. La recherche montre par exemple que plus le vocabulaire maîtrisé par un individu est riche, plus sa vision du réel est fine.
Dans les années 1960, les chercheurs Edward Sapir et Benjamin Whorf vont secouer le monde de la linguistique en faisant l’hypothèse que notre langage détermine notre façon de voir le monde.
Par exemple, en islandais, le mot Sauðljóst décrit un moment brumeux qui a lieu juste avant l’aube et que nous pourrions traduire par “le moment de la journée où il y a juste assez de lumière pour voir les moutons.”
Mais, parce que le français ne dispose pas de ce terme, la réalité ici désignée peine à exister. Il faudrait créer un mot équivalent, comme brumuscule (association de brumeux et crépuscule).
Des néologismes pour inventer de nouveaux mondes
L’hypothèse de Sapir-Whorf affirme également que les néologismes permettent de formuler des idées qui n’existaient pas encore. Ainsi, en embrassant cette théorie, nous avons la responsabilité d’inventer de nouveaux mots pour imaginer un monde meilleur !
Plus nous utiliserons des néologismes mélioratifs et enthousiasmants, plus notre monde revêtira ces caractéristiques.
C’est pourquoi Anne-Caroline Paucot, auteure prospectiviste de plusieurs ouvrages rassemblant des néologismes, défend la nécessité d’inventer de nouveaux mots comme se mariligner qui consiste à organiser une cérémonie de mariage en ligne.
D’autres initiatives comme Bright Mirror, des ateliers d’écriture collaborative et optimistes, sont également des invitations à créer des récits et imaginaires positifs grâce à la puissance des mots.
La liste des termes qui ouvre cet article n’est pas une fatalité mais une invitation à imaginer le meilleur avec d’autres mots !
Pour collectivement avoir une influence, la création de néologismes ne doit pas concerner uniquement des poètes du futur mais doit devenir un exercice de projection vital à l’école comme dans les entreprises, d’autant que les mots restent l’outil le plus démocratique qui soit.
Ainsi, créer le monde que nous souhaitons voir advenir, passe avant tout par l’invention de néologismes positifs !