Pourquoi est-il devenu si difficile d’imaginer d'autres futurs ?
« Que les choses continuent comme avant : voilà la catastrophe. », écrivait il y a un siècle le philosophe allemand Walter Benjamin. Si le refus de penser l’avenir et l’inaction sont des fautes graves, comment faire pour se projeter dans un monde si volatile, si incertain, si complexe et si ambigu ?
Le réservoir à idées semble à sec
Face aux catastrophes en cours, qu’elles soient sanitaires, économico-financières, sociales ou encore environnementales, la seule façon de s’en sortir est de s’extraire du présent pour se projeter dans un avenir souhaitable.
Facile à dire et à répéter, même ad nauseam, mais force est de constater que le réservoir à idées semble à sec.
Alors que le passé ne semble plus rien nous apprendre sur le monde d’aujourd’hui, tant celui-ci est inédit, le réel continue de déjouer tous les scénarii sur la table, y compris ceux que la science-fiction se refusait à imaginer.
C’est ainsi que le futur se transforme en un angoissant inconnu au cœur duquel la perte de sens, la montée de l’obscurantisme et le sentiment de mal-être montent en flèche. Nous ne savons tout simplement plus où nous allons.
La seule réponse possible face à ce constat consiste à façonner de nouveaux récits capables d’inspirer et de nous faire passer à l’action pour changer le cours des choses.
D’ailleurs, les appels à l’utopie et à l’invention de futurs souhaitables n’ont jamais été aussi nombreux. Il faut se féliciter de cette formidable énergie et la cultiver comme ce que nous avons de plus précieux.
Pourtant, ces contributions qui dessinent le monde d’après ne suffisent malheureusement pas encore à emprunter un nouveau chemin.
Il ne s’agit pas là d’un manque de volonté mais du douloureux constat qu’inventer l’avenir est une tâche devenue d’une difficulté inouïe.
Les raisons sont multiples et leur connaissance, le seul moyen de les surmonter et, ainsi, d’espérer penser autrement et agir autrement.
Cultiver notre mémoire du futur
Si notre machine à créer des futurs enthousiasmants est grippée, c’est tout d’abord que nous ne savons plus prendre le temps d’imaginer.
Plus que jamais, notamment en raison des bouleversements technologiques, le monde change à une vitesse toujours plus rapide. Or, cette accélération exponentielle nous empêche de prendre le temps de la réflexion. Tout se passe comme si nous étions en apnée permanente sans parvenir à reprendre notre respiration.
Et malheureusement, demain ne s’invente pas sur un coin de table en 5 minutes, c’est une tâche qui requiert du temps. Le temps, voilà la denrée la plus rare à l’heure où la fréquence et l’ampleur des maux qui nous touchent ne faiblissent pas.
Voilà aussi la denrée la plus chérissable, et donc celle à protéger coûte que coûte, pour les nouvelles générations dont l’attention est devenue l’or noir de toute une économie.
Ce temps-là doit notamment être mis au service d’une connaissance fine du passé car, comme l’affirmait le philosophe Søren Kierkegaard : « La vie doit être vécue en regardant vers l’avenir, mais elle ne peut être comprise qu’en se retournant vers le passé. »
Pour éviter de commettre les mêmes erreurs ou de recycler des récits déjà répétés des centaines de fois, impossible de faire table rase et de partir d’une page blanche.
Des découvertes scientifiques récentes, détaillées dans l’ouvrage de Francis Eustache, La mémoire au futur, montrent comment les mécanismes grâce auxquels nous nous projetons dans le futur dépendent de ceux que nous utilisons pour nous remémorer le passé.
Le neuropsychiatre français Boris Cyrulnik a, quant à lui, prouvé que les zones cérébrales de la mémoire sont les mêmes que celles servant à l’anticipation.
La mémoire n’est donc pas simplement un pont entre passé et futur, c’est le meilleur moyen de nous téléporter dans ces deux dimensions temporelles.
Ces travaux sont un appel à cultiver notre mémoire du futur pour anticiper et cartographier les dangers, préalable nécessaire pour les éviter, et donner vie à des horizons désirables.
Se débarrasser des poncifs du futur
Nos imaginaires du futur souffrent également d’embouteillages monstres. Ces derniers sont causés par la circulation de poncifs qui, non seulement ont la vie dure, mais constituent surtout de formidables moyens de nous induire grossièrement en erreur.
S’il ne fallait prendre qu’un exemple, ce serait celui du futur de nos villes. À l’aide d’un simple micro-trottoir ou via un exercice de prospective plus approfondi, il est fort à parier que l’idée des voitures volantes tienne encore le haut du pavé.
D’ailleurs, l’entreprise Uber n’avait-elle pas prédit la mise en service de taxi volant dès 2020… avant de s’engager avec Hyundai pour 2023 ?
Pourtant, cet imaginaire, certes travaillé de longue date par la science-fiction avec des œuvres devenues mythiques comme Blade Runner ou Le cinquième élément, est bel et bien une image d’Épinal.
Et quand bien même quelques véhicules voleront, le trafic aérien des villes n’est pas une projection très réaliste, comme s’en moquait d’ailleurs Elon Musk, le patron de Tesla : « Il y aura des tas de trucs qui voleront partout, et inévitablement quelqu’un n’entretiendra pas bien sa voiture et fera tomber un enjoliveur et ça guillotinera quelqu’un. »
Bien sûr, il ne s’agit pas de disqualifier cet imaginaire d’un revers de main mais d’être capable d’exercer son esprit critique pour proposer des alternatives.
Car ce qui mine aujourd’hui nos conceptions de l’avenir, c’est l’incapacité à imaginer et faire entendre à grande échelle d’autres voies possibles à notre système économique, politique et technologique (ici en l’occurrence techno-solutionniste, c’est-à-dire convaincu que le progrès finira par nous sauver).
Nous savons en effet que celui-ci n’est pas viable à long terme puisque, rappelons-le, viser une croissance infinie dans un monde fini dont les ressources s’épuisent à vue d’œil relève soit de la myopie soit du déni.
Ainsi, les discours transhumanistes ou ceux qui envisagent une vie prochaine sur Mars s’inscrivent parfaitement dans cette rhétorique.
Il faut avoir conscience de ce récit de l’avenir, en reconnaître la valeur, mais également savoir qu’il ne s’agit là que d’un récit parmi beaucoup d’autres ! Encore une fois, c’est une affaire d’éducation au futur, ou plutôt aux futurs possibles.
Penser global et agir local
Il existe enfin une incompréhension majeure dans la façon dont nous concevons notre rapport à l’avenir.
Nous pensons souvent qu’il est indispensable de savoir exactement où nous serons dans 15, 20, 50 ou 100 ans avant d’agir. Après tout, il semble logique de savoir où aller avant de se mettre en chemin.
Or, si intellectuellement cette idée tient la route et peut rassurer, elle ne résiste pas à l’épreuve du réel car le nombre de variables en jeu est trop important.
Néanmoins, cela n’empêche nullement d’avoir une pensée dite systémique, c’est-à-dire prenant en compte… toutes ces variables !
Par exemple, je peux savoir que consommer des produits biologiques des producteurs de ma région est salutaire pour la planète sans être capable de décrire précisément quelle sera la situation induite par cette habitude en 2035.
À ce titre, nous sommes, tels des Christophe Colomb du futur, en quête d’un nouveau monde mais sans savoir précisément là où nous débarquerons !
Et c’est d’ailleurs pourquoi il faut rester fidèle à la maxime de Gaston Berger, l’un des pères fondateurs de la prospective, qui affirmait : « Demain est moins à découvrir qu’à inventer. »
L’action permet de conjurer la peur potentielle des lendemains. Mais attention, agir tous azimuts n’est pas la solution. Si nos sociétés semblent accorder une prime à ceux qui s’engagent partout et tout le temps, et bien que cela puisse donner de magnifiques résultats !
Gardons toujours en tête cette phrase d’Albert Einstein : « Si j’avais une heure pour résoudre un problème, je passerais 55 minutes à réfléchir au problème, et 5 minutes à réfléchir à des solutions. »
C’est ici un message d’espoir car le nombre de cerveaux, humains comme technologiques, qui réfléchissent aux maux contemporains – et donc au monde d’après – ne cesse d’augmenter.
La clé de lendemains qui chantent repose ainsi sur des actions éclairées prenant en compte le temps long de la réflexion, la connaissance fine du passé, la critique des poncifs du futur et une pensée systémique.
Une tâche ardue qui plaide en faveur de l’enseignement de l’ensemble de ces compétences et savoir-faire à l’école, dès le plus jeune âge.
C’est à cette seule condition que les jeunes générations pourront s’atteler au plus grand défi du XXIe siècle : inventer de nouveaux futurs souhaitables.